Grand entretien avec Douglas Murray

Grand entretien avec Douglas Murray
Grand entretien avec Douglas Murray

Vers le règne de la peur

Douglas Murray, journaliste au Wall Street Journal et au Spectator, est une personnalité conservatrice reconnue du monde intellectuel anglo-saxon. Entretien à propos de son dernier livre (1).

La Nef – Vous évoquez l’effondrement récent de tous nos « grands récits ». Comment expliquer ce déracinement volontaire ?

Douglas Murray – Je ne dis pas que c’est volontaire. Je constate seulement que c’est arrivé. La foi s’évanouit peu à peu de nos sociétés depuis le XIXe siècle. Pendant le XXe siècle nous avons vu deux grandes croyances politiques tourner au cauchemar. Comme je l’écris dans mes livres les plus récents, au crépuscule du XXe siècle l’homme moderne de l’Occident n’était déjà plus qu’une créature en recherche de quelque chose à faire, quelque chose, n’importe quoi qui puisse combler le vide.

 

Concernant les questions de race, d’identité, de genre et de sexualité, vous soulignez des aspects oubliés par nos sociétés: celui des inter-sexués (noyé par les débats sur le transsexualisme), des fondements scientifiques des théories progressistes de la sexualité, de la question de la maternité esquivée par le féminisme… Ces questions sont-elles au fondement de la bien-pensance actuelle ?

Le but de La Grande Déraison, c’est de penser et d’expliciter ce que le reste du monde semble trop effrayé de dire. Aujourd’hui, on ne peut se plonger dans les questions touchant au mouvement LGBT, aux femmes (dans la relation entre les sexes) ou à la notion de race que si l’on est prêt à perdre son emploi. Et pourtant, ce sont des thèmes cruciaux. Et sur chacune de ces questions, ce que notre société affirme – ce qui constitue les dogmes de notre temps – est souvent subtilement faux. Par exemple, le débat autour du transsexualisme – que j’examine rigoureusement – dérange notre société puisque les revendications en jeu ne sont pas véritablement compatibles avec celles d’autres communautés. Ces nouvelles revendications vont sérieusement à l’encontre de celles promues par les mouvements de défense des droits des homosexuels, et menacent aussi considérablement les droits des femmes. Si nous n’explorons pas ces questions, alors ces dogmes vont s’implanter dans notre société : non seulement nous allons devoir accepter ces mensonges mais, ce faisant, nous deviendrons des peuples démoralisés et affaiblis.

Dépasser le plus vite possible la folie absurde de la nouvelle idéologie progressiste.

Le système de pensée contemporain est plein de dogmes qui semblent acceptés par la population. Comment expliquer cette crédulité, cette docilité ?

Principalement par la peur. S’il existait un mensonge, relativement insignifiant pour notre vie personnelle, qui aurait en outre le pouvoir de la détruire si nous le dénoncions, alors la grande majorité d’entre nous choisirait de garder le silence. C’est d’autant plus vrai si on ajoute à cette hypothèse une foule enragée de personnes dont la vie est dédiée à éliminer tous ceux qui « pensent mal ».

Cela devient plus compliqué encore, notamment dans la relation entre les sexes, quand ces mensonges, loin d’être insignifiants, concernent directement la plupart des gens. Alors, logiquement, ceux-ci se disent qu’ils devraient oser en parler ouvertement. Mais ils réduisent la vérité au silence ou au cercle proche, par peur de perdre leur réputation et/ou leur emploi.

 

Comment expliquer que la question politique de l’identité ait trouvé un terrain fertile dans le monde anglo-saxon? Cette question s’impose-t-elle aussi en France ?

En France, vous semblez avoir adopté une posture plus intelligente face à cette question en particulier : d’une manière générale, j’ai l’impression que les Français et les Françaises cherchent encore à s’entendre. Ce n’est plus le cas aux États-Unis. Je crois que les guerres culturelles américaines (de loin, ce que nous exportons de moins agréable) se sont irrémédiablement propagées dans tous les pays anglophones. Mais à ce jour nous avons tous absorbé une partie de cette vague, surtout quand on pense à la question spécifiquement américaine des guerres raciales. Bien sûr, la plupart des déclarations les plus insensées de la gauche radicale viennent d’universités moralement et intellectuellement délabrées. Toutefois, la tour de Babel qu’ils ont construite repose sur des fondations fournies par des penseurs français (2), vous avez une part de responsabilité morale dans cette affaire et, en conséquence, vous avez le devoir de nous aider à remettre de l’ordre dans ce fouillis de théories de pensées.

 

La conclusion de votre livre est un appel à stopper le processus d’auto-destruction de notre civilisation, toujours marqué par le marxisme. De ce fait, pourquoi penser un processus irrationnel ? Pourquoi ne pas attendre que, victime de ses paradoxes, le système progressiste implose ?

Parce que l’histoire nous montre que les choses ne s’effondrent pas d’elles-mêmes sous le poids de leurs contradictions. Il y a une maxime chez les conservateurs qui dit que naturellement « les choses qui ne peuvent pas continuer s’arrêteront ». Ce n’est pas si simple. Beaucoup de choses qui ne devraient pas pouvoir subsister, subsistent malgré tout, parfois sur des temps affreusement longs. Prenons l’exemple du marxisme. Il s’était apparemment écroulé sous le poids de ses propres contradictions, et pourtant tout autour du monde il y a encore des gens qui s’obstinent à vouloir remettre en route la machine de cette idéologie abjecte.

Mais en tant qu’écrivain et que penseur, je crois avoir le devoir moral d’aider les gens à comprendre et à dépasser le plus vite possible la folie absurde de la nouvelle idéologie progressiste. La plupart n’ont ni le temps ni l’envie d’examiner toutes les prétentions fondatrices de cette secte ou d’essayer d’en relever les incohérences. Je m’en occupe pour que mes lecteurs n’aient pas à le faire, je leur fais gagner du temps. J’écris pour leur montrer pourquoi ils ne devraient pas se laisser piéger par l’illusion, pour les inviter à s’en détacher et poursuivre leur propre chemin vers une vie qui a du sens, vers la réalisation de ce dont ils sont capables. Beaucoup de mes lecteurs sont des jeunes très intelligents, je ressens comme un devoir de les aider. S’ils se laissent abuser par les dogmes de notre temps, alors ils en seront les principales victimes, ils paieront le prix le plus élevé.

 

Concernant l’héritage marxiste du progressisme, vous dénoncez l’intention de faire table rase du passé. La peur liée au Covid pourrait-elle être instrumentalisée ainsi ?

Cela pourrait être le cas. Nous devons garder un œil attentif sur ce que les gouvernements et les institutions internationales en particulier essaient de nous infliger en prétextant vouloir nous sortir du marasme économique dans lequel la pandémie nous a plongés. Personnellement, je trouve suspects les discours idéologues de tous bords. Surtout venant de personnes qui, n’ayant pas pensé une seule seconde à une pandémie avant qu’elle n’arrive en 2020, vont miraculeusement justifier à travers elle tous les projets qu’elles avaient déjà auparavant…

 

Face à l’accélération permanente et chaotique du monde, devons-nous prendre du recul vis-à-vis de la politique ? Ou bien agir autrement ?

À la fin de La Grande Déraison, je nous encourage tous, surtout la jeune génération, à « dépolitiser » nos vies. Cette invitation sincère vise à empêcher les gens de gâcher leur vie en pensant que l’activisme politique leur apportera l’épanouissement et la satisfaction qu’ils recherchent. Ce plaidoyer est des plus contre-intuitifs d’une certaine manière. Je crois que la politique reste très importante. Je passe une grande partie de mon temps à jouer sur son terrain et à l’analyser. Mais je crois aussi que les nouveaux mouvements politiques – comme ceux fondés sur l’identité, aux États-Unis – sont essentiellement des sectes. Ils en ont toutes les caractéristiques. Ils encouragent les personnes à désavouer, dénoncer et s’éloigner de leurs familles, amis, ou partenaires si ceux-ci ne sont pas exactement alignés sur les croyances actuelles (inventées il y a peu) – concernant les questions de genre, de sexualité ou peu importe. Il y a dans ces parages des gens dangereux dont il faut se méfier. Et j’invite mes lecteurs à s’intéresser à la politique sans se laisser aller à croire qu’ils y trouveront une raison d’être. Voici une citation de Schiller que j’apprécie tout particulièrement : « Soyez acteur de votre siècle, mais n’en soyez pas sa créature. » Nous devrions agir par la politique mais ne surtout pas attendre d’elle qu’elle étanche notre soif de sens. Parce que la politique nous décevra à chaque fois. Le sens est à trouver ailleurs. Mais ça, c’est une autre question.

 

Propos recueillis par Clémence Diet et Matthieu Baumier, traduction Clémence Diet, publiés dans La Nef.


Grand entretien avec Douglas Murray - La grande déraison

(1) Douglas Murray, La Grande Déraison. Race, genre, identité, L’Artilleur, 2020, 458 pages, 23 €.

 

(2) Les philosophes de la déconstruction : Derrida, Foucault… (ndlr).